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Vers une nouvelle bipolarisation

Vers une nouvelle bipolarisation

Le mot est affreux et c’est déjà un signe. Ce qu’on appelle aujourd’hui la tripolarisation désigne un mode d’organisation de la vie politique où trois grandes forces politique se partagent le marché électoral sans qu’aucune d’entre elles ait le moindre dispositif d’alliance avec l’une des deux autres. Trois blocs, trois indépendances. Cette France tripolaire vient de loin. Son moment fondateur est le 21 avril 2002. Son histoire est celle de l’émergence du Front national et de son installation comme force de gouvernement et non plus de simple contestation. Voilà plus de dix ans que tout cela chemine à bas bruit, de scrutins en scrutins, avec sans doute des hauts et des bas, mais dans un mouvement continu dont on voit bien qu’il n’a cessé de se clarifier jusqu’au 1er tour des élections régionales.

Le 6 décembre 2015, c’est la tripolarité, dans son expression la plus pure, qui a vu le jour. Mais ceux qui célèbrent cette naissance, fruit d’une longue gestation, ne voient pas qu’en politique, pareil événement n’est qu’un moment et non un état. Pour le dire autrement, le 6 décembre ne marque pas un début mais une fin. Dés le 7 décembre, c’est une nouvelle histoire qui a commencé à s’écrire. La rebipolarisation est en marche et dans cette grande recomposition, la question n’est pas de savoir qui pourra l’empêcher mais de comprendre où passera la nouvelle frontière et quels en seront les principaux acteurs.

Le signe le plus évident de cette recomposition inéluctable est la décision prise par l’état major du PS de retirer ses listes dans les régions où la menace frontiste lui paraissait la plus évidente. Cela n’a pas été sans peine. Mais, dans cette affaire, ce qui compte est d’abord l’intention. Celle-ci signale un choix qui est d’établir, quoiqu’il en coûte, une barrière étanche entre le FN et les partis républicains, qu’ils soient de gauche ou de droite. On pourra toujours dire qu’à la présidentielle de 2002, le PS et ses alliés avaient déjà fait le même sacrifice. À cette nuance près qui n’est pas secondaire, qu’à cette époque, c’est la loi électorale qui a éliminé le candidat arrivé en troisième position alors qu’aux régionales, rien n’obligeait Pierre de Saintignon et Christophe Castaner à immoler leur liste sur l’autel de la résistance républicaine.

C’est ce qui change tout. La tripolarité, quand elle s’installe vraiment, n’est pas viable lorsque la force dominante – le FN, en l’occurrence – est en mesure de l’emporter et cela pour le simple raison qu’une des deux forces secondaires – le PS, dans le cas présent – estime qu’à ce moment-là, il est de son devoir de laisser le champ libre à la formation républicaine la mieux placée pour l’emporter au second tour. Si pareille situation devait se reproduire, lors des prochains scrutins, il est clair que cela signerait l’arrêt de mort du PS, comme force de gouvernement, dans une bipolarité retrouvée dont la droite classique serait alors la seule bénéficiaire face au Front national.

Cette hypothèse n’est pas à exclure d’emblée mais elle n’est pas écrite d’avance. Ce qu’il faut d’abord retenir, c’est que la tripolarité est un état instable et qu’à ce titre, ce n’est pas un état durable. Les choix stratégiques que la gauche vient de confirmer, lors des régionales, renforcent sans doute cette instabilité dans la mesure où elle réintroduit dans le système politique l’idée d’une alliance qui, même si elle est contrainte, maintient en l’état le ressort principal de la bipolarité. Mais il y a plus.

La Cinquième République a été construite sur l’idée de l’alternance régulée entre deux forces rivales. Toutes ses lois électorales conduisent à ce mouvement de balancier. C’est le scrutin majoritaire à deux tours pour les élections législatives. C’est surtout la règle selon laquelle le second tour de la présidentielle ne peut être qu’un duel. À partir de là, les grands partis peuvent bien sûr refuser la perspective de regroupements privilégiés ou de simples désistement sans contenu. Mais le résultat final est toujours, qu’à ce jeu, même quand ont est trois, la partie décisive se joue à deux et que s’installe ainsi, pour toute la durée du mandat, un face à face entre une majorité et une opposition plus ou moins cohérente.

Pour deviner les modalités de cette nouvelle bipolarisation, entamée au lendemain du 1er tour des régionales, ce sont tous ces éléments – lois électorales et stratégies partisanes – qu’il faut avoir en tête. Avec un première question : ces lois peuvent-elles changer dans les années à venir et modifier du même coup les modalités de la recomposition ? À l’évidence, non. Les règles de qualification au second tour de la présidentielle sont intangibles, sauf à vouloir reconstruire l’ensemble du dispositif institutionnel de la Cinquième République. Ce qui n’est vraiment pas à l’ordre du jour. Sur le papier, il est encore possible de passer, pour les législatives, à la proportionnelle intégrale et même – pourquoi pas ? – au scrutin majoritaire à un tour. Mais rien n’indique, pour l’instant, que cela soit l’intention et même l’intérêt de François Hollande de se lancer dans une opération aussi risquée dont on ne voit d’ailleurs pas quelle majorité pourrait bien la voter.

D’ici 2017, rien ne devrait changer sur ce plan. Or c’est précisément autour de ce double rendez-vous électoral – présidentiel puis législatif – que va se jouer l’acte décisif de la nouvelle rebipolarisation. Quel sera alors le rapport de force entre les trois pôles qui, aujourd’hui, aimantent la quasi totalité du champ politique ? Il faudrait être diablement optimiste pour imaginer que Marine Le Pen puisse ne pas être en mesure de se qualifier pour le second tour de la prochaine présidentielle. Son électorat est désormais homogène et fidèle. Même si les régionales se sont soldées par un échec du FN dans la conquête d’une ou plusieurs régions, il n’y a aucune raison objective pour que l’élan frontiste soit brisé d’ici un an et demi.

C’est donc entre la gauche et la droite républicaine que va se jouer l’essentiel de la partie. Jusqu’aux régionales de 2015, la probabilité la plus forte était que François Hollande, s’il devait se représenter, ne puisse franchir l’obstacle du 1er tour. Son regain de popularité, dans le sillage des récents attentats, l’a remis dans la course sans que l’on puisse jurer qu’il ne s’agit pas d’un rebond provisoire. Mais surtout, le 1er tour des régionales a fait bouger les lignes dans un sens qui n’est pas défavorable à la gauche.

Celle-ci a certes été finalement battue mais elle n’a pas sombré. Elle a surtout pu vérifier dans l’épreuve qu’elle disposait surtout de tout ce qui manque encore à la droite républicaine. C’est à dire, un leader à nouveau incontestable, un parti dominant en son sein et une ligne de rassemblement partagée entre alliés. En retirant ses listes là où le danger frontiste était le plus fort, le PS, sur ordre de François Hollande, n’a pas fait qu’un sacrifice. Il a pris date pour la suite. Il s’est placé à la fois à l’avant-garde du combat contre l’extrême droite populiste et au cœur de la recomposition à venir. Il y a là tous les ingrédients d’une prise de risque qui, demain, peut jouer en sa faveur, et qui, surtout, a été suffisamment bien assumée pour que, dès à présent, elle apparaisse comme un choix structurant et non une démission résignée.

Tout cela est bien sûr très fragile. Ce n’est pas demain que toutes les tribus de la gauche sauront se rassembler sous un même toit. La perspective d’une candidature unique au 1er tour de la présidentielle demeure lointaine. Mais au moins, la gauche dans son ensemble a-t-elle désormais, sous la main, une ligne de rassemblement minimum qui n’est pas l’antidote absolu à de nouvelles dispersions mais qui, au moins, peut effacer, demain, les divisions suicidaires dont les régionales ont été le théâtre.

La gauche, électoralement parlant, est encore dominée par la droite républicaine mais, stratégiquement, elle a désormais un coup d’avance. Dans le contexte d’une tripolarité provisoire, c’est un atout de taille. Face au FN, il n’y aura qu’un gagnant et celui-ci, immanquablement, sera le plus compact. La droite vient à peine de s’en apercevoir, ce qui est déjà un handicap. Pis, elle ne dispose pas des ressources et des proédures nécessaires pour régler, à court terme, toutes ces questions en suspens. La primaire la laisse sans leader évident. Cette compétition interne a également le don d’attiser des désaccords de fond qu’elle n’a pas su trancher depuis la défaite de Nicolas Sarkozy en 2012.

Le moindre n’est pas celui de son positionnement face au Front national. Le ni-ni imposé par le président des Républicains, contre vents et marées, est bancal et du coup, il est potentiellement destructeur. Le 1er tour des régionales en a fait la démonstration et la campagne de l’entre-deux tours l’a confirmé à l’envi. Pour tenir cette ligne, il faut être le premier des trois et en tous cas, il ne faut sûrement pas se placer, sous la coupe idéologique de la puissance dominante. C’est pourtant dans ce piège que Nicolas Sarkozy a poussé son parti. Son projet est celui d’un FN light et donc court en bouche pour les électeurs de droite qui peuvent s’y reconnaître. Son combat est celui d’un refus sur deux fronts à la fois alors ses candidats – et non des moindres – en PACA et dans le Nord-Pas-de Calais-Picardie ne peuvent se sauver qu’en entraînant la gauche sous leur bannière défraîchie.

Cette ligne, d’un simple point de vue politique, est trop incohérente avoir avoir la moindre efficacité pratique dans les batailles à venir. Elle ouvre, au sein de la droite et, plus encore, entre la droite et le centre, des brèches d’une profondeur abyssale alors que l’urgence absolue devrait être celle du rassemblement sans nuance pour espérer pouvoir franchir le cap du 1er tour de la présidentielle. Elle trace donc un chemin qui est exactement l’inverse de celui qu’après tant d’errements et de divisions, la gauche paraît soudain en mesure d’emprunter.

La tripolarité provisoire de la vie politique française est une pure affaire de rapports de force dans laquelle il ne fera pas bon être le pôle le plus friable. Cette tripolarité a aussi ceci de curieux qu’elle fixe le champs du possible alors que tous les acteurs de la partie travaillent à ce qu’elle ne soit qu’un sas entre la bipolarité d’autrefois, désormais obsolète, et la bipolarité de demain, encore dans les limbes. C’est d’ailleurs en ce sens que le rendez-vous de 2017 est un épisode décisif dans ce retour à la norme mais qui ne clôt pas pour autant l’ensemble du processus.

Le choc inévitable du second tour de la prochaine présidentielle va rebattre les cartes. Ils étaient trois. Ils ne seront alors plus que deux. Pour autant, comment ne pas voir qu’il ne suffira pas que le système politique français se remette à marcher sur ses deux pattes, le temps d’un scrutin – fut-il majeur sous la Cinquième – pour que la République retrouve son équilibre.

Dès lors qu’on fait l’hypothèse que le FN ne peut pas être, au moins à court terme, le maillon faible de cette recomposition, il n’y a que deux solutions possibles. Soit celui-ci l’emporte en 2017 avec Marine Le Pen. Soit il constitue le môle de la nouvelle opposition. Dans un cas comme dans l’autre, la question sera nécessairement posée des rapports entre la gauche et la droite républicaine. Tout cela est inéluctable, loin des ni-ni boiteux et de ces fronts républicains à sens unique qui sont, pour quelques temps encore, les ultimes rustines de la politique à l’ancienne.

Quel que soit le résultat de la prochaine présidentielle, il va bien falloir que les lignes bougent dans cet arc républicain désormais trop étroit pour que deux partis s’y fassent la même guerre de tranchée. À défaut, la bipolarisation retrouvée sera, à son tour, la formule fragile d’un nouveau cycle, plus fragile encore que l’ancien. La solution de ce problème de mécanique politique passe par une double clarification qui, elle, est d’une nature essentiellement idéologique. Une partie de la droite – celle qui se dit sans complexe – a vocation à travailler demain avec le FN. Une partie de la gauche – celle qui se prétend réformiste – a vocation à faire jonction avec la droite qui résiste aux sirènes du populisme.

Ce double mouvement relevait hier du fantasme. Il est en train de devenir le seul ciment possible, dans la perspective de l’après-2017, d’une nouvelle bipolarité qui ne reposerait pas sur cet anti-lepénisme dont on conviendra aisément qu’il est de moins en moins performant. La résistance n’a de sens que si elle débouche sur une reconstruction. Bien malin qui, aujourd’hui, peut en dire les voies et les moyens exacts tant il y a d’incertitudes, à gauche comme à droite, sur le comportement des uns, les réactions des autres et, surtout les préférences que les Français auront à exprimer dans le urnes, au cours des années à venir. En ce sens, les dés n’ont pas fini de rouler mais, cette fois-ci, on sait à peu près la direction qu’ils prennent.

La première version de cet article a été publiée le 12 décembre 2015 sur Challenges.fr