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«Migrants», «réfugiés» ou «immigrés» ?

«Migrants», «réfugiés» ou «immigrés» ?

Le mot n’est pas nouveau. Mais il s’est imposé, cet été, dans le débat public au point d’effacer ceux qui servaient, jusque là, à décrire la même réalité. Ne dites plus «immigrés». Dites «migrants». Qu’est-ce que ça change ? Tout ! Derrière cet anglicisme, il y a un autre regard. Derrière cet autre regard, il y a un autre état d’esprit. Derrière cet autre état d’esprit, il y a des lignes qui bougent en profondeur et qui modifient comme rarement le paysage idéologique français.

Pour faire simple, jusqu’à présent, les immigrés c’était «non» ou alors, au compte goutte. Telle était la pente. Une pente droite ! L’idée est qu’on en avait déjà trop, que la crise économique bridait nos capacités d’accueil puis d’intégration, et, au delà, qu’à force d’ouvrir les bras, c’est l’identité du pays qui était menacée. Ce discours-là vient de loin. C’est celui de Charles Pasqua, du temps de «l’immigration zéro». C’est celui, plus récent, de Nicolas Sarkozy qui constitue désormais la vulgate de toutes les droites. Dans l’opinion, il est devenu largement majoritaire. C’est par rapport à lui que se déterminaient, ces derniers temps, les autres courants politiques du pays. Le FN voulait aller plus loin en expulsant sans compter. La gauche de gouvernement se voulait plus équilibrée mais sans oser contester fondamentalement ce constat.

C’est tout cela que le mot de «migrant» fait voler en éclat. Ce qui prouve, au passage, que les images – parce qu’elles sont chaudes et qu’elles suscitent l’émotion – ont plus d’impact que la froide réalité des chiffres et des statistiques. Ce que les démographes ne parvenaient pas à faire entendre, les photographes l’ont montré avec d’autant plus d’évidence que cette réalité-là, soudain, crevait les yeux. Chaque année, depuis plus de vingt ans, 200.000 personnes, venus d’en dehors de l’Europe, obtiennent en France un titre légal de séjour. Grâce au mariage (60.000) ou au regroupement familial (35.000). Les autres sont des étudiants (60.000), des travailleurs (20.000) ou enfin des réfugiés politiques (20.000). Ces chiffres ne varient pas, quel que soit le gouvernement en place et son orientation politique.

Pour contester l’idée d’une maîtrise globale des flux migratoires en France, il fallait donc tout mélanger et introduire, dans cette comptabilité, une immigration illégale qui, par définition, ne peut être chiffrée avec précision et une immigration infra-européennes, venue de l’Est ou des Balkans, qui, par nature, relève d’une autre catégorie. D’où la promotion du concept d’identité nationale, renforcé, depuis quelques années, par celui des racines chrétiennes de la France.

Dans le nouveau contexte provoqué par l’exode syrien, le mot «migrant» est un mot relais. Lui aussi mélange des réalités différentes mais alors que celui d’«immigré» était connecté négativement, il porte en lui une charge émotionnelle positive. Le migrant est celui qui fuit, la guerre en l’occurrence. Il ne choisit pas. Il s’impose. L’accueillir est une évidence qui ne se discute guère et qui pulvérise même la notion de quotas et, par là même, celle de maîtrise. L’Europe, on le voit depuis quelques jours, ne veut – et surtout, ne peut – ouvrir ses frontières à partir d’objectifs chiffrés, décidés à l’avance. Elle tente de répartir les migrants en son sein mais ce flux est un fleuve qui échappe à son contrôle parce que sa source ne se tarira pas du sitôt.

À partir de là, ce sont les bases même du discours dominant sur l’immigration qui se trouve ébranlées. On voit bien comment les responsables politiques, à gauche comme à droite, essayent aujourd’hui de sortir de ce piège. Les uns comme les autres voudraient distinguer le migrant qui a des droits et celui qui n’en a pas. On appellera les premiers «réfugiés» ou «demandeurs d’asile» et les autres «immigrés économiques». Sur le plan juridique, cette distinction n’est pas nouvelle. Concrètement, elle n’a pas toujours l’évidence qu’on lui prête. Fuir la guerre et fuir la misère, quelle différence, au fond ? Mais au delà, le simple rappel de ces règles droit qui sont celles que s’impose, de longue date, la communauté internationale, rebat toutes les cartes dans un débat qui, lui, est spécifiquement national.

Pour le dire simplement, quitte à surligner un peu, c’est l’idée d’une frontière qu’il faudrait défendre à tous prix qui est désormais contestée. Du coup, c’est l’hégémonie culturelle du discours identitaire de la droite qui, en France, est touchée en plein cœur. Ses principaux porte-paroles, Nicolas Sarkozy en tête, ont été contraints de reconnaître que l’accueil des réfugiés qui fuient devant Daesh est une obligation morale. Il peuvent en contester les modalités concrètes en expliquant que la sélection doit se faire aux portes de l’Europe, en pointant la faiblesse des capacités d’intégration dans leurs communes, en expliquant au besoin, que le religion des intéressés doit être un critère dans leur répartition.

Tout cela n’est pas toujours honorable mais l’essentiel n’est pas là. La droite française expliquait que le tarissement de l’immigration sur le sol français était un objectif politique qu’elle se promettait d’atteindre, dès son retour au pouvoir. Elle est désormais obligée d’admettre qu’une certaine immigration – celle des réfugiés politiques – est une réalité incontournable avec laquelle le pays va devoir vivre pour longtemps. Sarkozy, la semaine dernière, dans son interview au Figaro, a beau répéter que ces réfugiés ont «vocation» à retourner un jour dans leur pays d’origine, il ne peut – et pour cause ! – préciser les délais de ce reflux espéré. L’évidence qui s’impose à lui, et par delà, à tous ses amis politiques, est que cette migration d’un nouveau genre n’est pas «une fuite d’eau», comme il le disait avec une rare élégance avant l’été, mais un mouvement massif, destiné à s’amplifier dans les mois et les années à venir.

Entre deux principes qu’elle jugeait antagonistes – la défense de l’identité d’un côté et la générosité de l’accueil de l’autre – la droite française avait choisi et avec elle, une large parti de l’opinion. L’opinion a bougé. Sans doute moins qu’on ne veut bien le dire… Mais c’est une autre histoire. Car la droite, en bougeant, elle aussi, a détruit la cohérence de son propos. Les «migrants» l’obligent à trancher mais à partir de clivages qui ne sont pas les siens. Dès lors qu’on reconnaît qu’il y a une bonne et une mauvaise immigration, que la bonne a pour elle la force du droit et la puissance d’une émotion positive et qu’il ne sert à rien de faire croire que l’une est un épiphénomène et l’autre une menace durable, les jeux sont faits et les lignes se recomposent inéluctablement.

La droite de gouvernement avait construit un discours global à partir de la question de l’immigration sur lequel elle greffait celle de la sécurité puis de l’identité avec la conviction qu’il pouvait enrayer la poussée du Font national et de sa xénophobie naturelle. Face à ce discours, la gauche de gouvernement n’a cessé de battre en retraite. Elle a perdu, au fil des ans, une bataille idéologique, faute de l’avoir livrée, faute aussi de soutien dans le noyau dur de son électorat. Pour elle aussi, la crise syrienne est un tournant. À cette différence près, qu’elle lui redonne les moyens de retrouver, sur un point central du débat public, un équilibre plus conforme à ses valeurs anciennes.

Comme la droite, la gauche au pouvoir veut distinguer «réfugiés politiques» et «immigrés économiques». Comme le droite, elle n’entend pas se contenter du terme générique de «migrants». Comme la droite, elle oppose une immigration qu’il faut accepter, quitte à la réguler en la répartissant au mieux, et une immigration qu’il faudrait contenir à tous prix. Mais la synthèse qu’elle propose est un point d’équilibre qui restabilise son discours. Jusqu’à ces derniers temps, elle était prise en tenaille entre ceux qui pointaient son laxisme supposé et ceux qui dénonçaient son inhumanité. Il lui fallait sans cesse se justifier sans parvenir d’ailleurs à convaincre. Or c’est elle qui porte à présent un discours qui, sans être totalement dominant, semble ne plus être à rebours de l’Histoire.

Il est très significatif, à cet égard, qu’elle puisse rester aujourd’hui aussi raide, face à une immigration qu’on dit économique et qui est en fait celle de la misère, sans qu’on la renvoie illico à ce qui constitue sa propre identité. Elle est en phase. Elle résistait vaille que vaille. La voilà qui accompagne le mouvement. Quand on la critique, c’est pour ne pas avoir su réagir plus tôt et de sembler à la traîne d’Angela Merkel. C’est sans doute vrai mais il est quand même difficile de lui reprocher plus longtemps une politique qui est précisément celle qu’on attendait de sa part. De même, on peut discuter sur le nombre des réfugiés qu’elle accepte d’accueillir mais on ne peut nier qu’au discours du refus s’est substitué un discours positif qui est celui de l’ouverture.

Ce sont là des évolutions qui ramènent aux principes d’une politique migratoire dont chacun a compris qu’elle se posait en des termes nouveaux. À travers elle, ce sont des clivages idéologiques qui, eux aussi, sont en train de changer. Rien en permet encore de dire comment ces évolutions recomposeront demain le paysage politique français. Elle peuvent tout aussi bien cliver une opinion déboussolée que lui redonner sa confiance perdue. En tous cas, c’est le paradoxe d’une situation qui s’impose à l’Europe tout entière et qui prolonge, sur un mode différent, l’élan républicain suscité par les attentats de janvier. Il rappelle que l’identité n’est pas forcément la figure du repli. Ce simple constat est d’une force inouïe. Il donne la mesure du séisme qui est en train de se produire sous nos yeux ébahis.

Cet article a été publié le 10 septembre 2015 sur Challenges.fr