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Macron ordinaire

Macron ordinaire

Les moins de vingt ans ont sans doute oublié – et on les comprend ! – qu’à la fin du siècle dernier, à une époque où la réélection de François Mitterrand ouvrait, à gauche, la voie de la relève, le Nouvel Observateur, sous la plume de l’auteur de ces lignes, avait publié un article qui, pendant quelques jours, avait fait quelque bruit dans le Landerneau socialiste. Son titre : «La fusée Delebarre». On y décrivait par le menu – et avec un brin d’innocence – les ambitions et la stratégie d’un quadragénaire de talent, élevé sous l’aile protectrice de Pierre Mauroy, d’abord à la mairie de Lille puis à Matignon, et à qui la rumeur promettait ce qu’on appelait alors «un destin national».

Michel Delebarre avait été ministre du Travail dans le gouvernement Fabius. Il allait bientôt créer, sous celui de Rocard, le ministère de la Ville. Il incarnait une forme originale de social-démocratie, souriante et débonnaire, libérée, croyait-on, de ses anciennes pesanteurs, ouverte sur le monde et l’Europe et capable, à ce titre, de séduire une gauche en mal d’oxygène, le tout avec le puissant soutien des réseaux technocratiques, intellectuels et médiatiques réunis au sein de feu la fondation Saint-Simon.

Il n’a pas fallu attendre longtemps avant que cette belle construction se perde dans les sables de la lande dunkerquoise avant d’échouer dans les salons douillets du Sénat. Trente-cinq ans plus tard, est-ce pour autant la même histoire qui recommence avec de nouveaux acteurs, sous d’autres signatures, quand l’Obs de cette semaine consacre sa Une à «la fusée Macron» ?

La concordance des titres dans un même hebdomadaire n’a jamais induit une communauté de destin. Quoique… Plus sérieusement, la question qui se pose aujourd’hui n’est pas tant de savoir comment, en politique, on peut mettre des fusées sur orbite mais de comprendre les mécanismes qui, inéluctablement, semblent conduire des hommes d’un profil comparable à reproduire les mêmes figures, à mobiliser les mêmes soutiens et à emprunter surtout des chemins identiques dont l’expérience a montré, jusqu’ici, qu’ils étaient des impasses.

Emmanuel Macron, comme Michel Delebarre et tant d’autres d’une moindre notoriété que l’Histoire a oublié depuis bien longtemps, appartiennent à la catégorie de ce que la presse appelait autrefois des «rénovateurs». C’est à dire, des responsables politiques dotés d’un parcours atypique, nouveaux dans le système en raison de leur âge mais ayant su profiter de leur rapide intégration dans les cercles les plus élevés du pouvoir pour développer un discours suffisamment hétérodoxe pour être perçu à la fois comme novateur, crédible et mobilisateur.

Le rénovateur est la figure inversée du frondeur. Son obsession n’est pas la fidélité à une tradition ou à des textes sacrés. C’est parce qu’il est différent, qu’il s’estime original. C’est parce qu’il se juge original qu’il croit être moderne. Enfin, c’est parce que souvent, en effet, il est original et moderne qu’il trouve dans le soutien de l’opinion, le carburant d’une popularité à laquelle ses aînés ne peuvent plus prétendre. En ce sens, l’ambition fondatrice du rénovateur est d’enterrer à la fois le système qui l’a promu et les parrains qui l’ont béni. C’est ce qui le distingue, au passage, de l’héritier ou du simple assassin. Le vrai rénovateur est un homme pratique qui pense global et porte en lui des prétentions intellectuelles.

Dans ce cheptel, Emmanuel Macron est archétypal. Avant même que ne commence le compte à rebours de son décollage annoncé, il possédait tous les attributs de son rôle (âge, profil de carrière, titres accumulés, réputation…). Il bénéficiait déjà d’une palette de soutiens allant des secteurs les moins politisés de l’opinion à ceux qui en possèdent les codes secrets depuis la nuit des temps. Il savait allumer sans complexe aussi bien les éditorialistes des Échos que les reporters juniors du Petit Journal de Canal. Il avait surtout réussi le plus difficile en se plaçant sur un créneau que la gauche avait laissé à l’abandon, sans représentant attitré, depuis de trop nombreuses années.

La ligne Macron, telle que l’opinion avait cru la lire, était celle du mouvement, hors des appareils politiques, de la réforme, à l’écart des cadres de la loi et du règlement, et de l’ambition, loin des hiérarchies traditionnelles. C’est en cela, qu’elle pouvait être jugée progressiste. Elle signait les noces improbables d’un ministre, pure incarnation de l’élite républicaine, et de tout ceux qui, précisément, pouvaient sentir exclus de cette promesse-là.

Jugé sympathique et brillant, supposé compétent, Emmanuel Macron est ainsi devenu le seul ministre de l’équipe Valls qui sache donner à son action un sens vraiment politique qui ne soit pas la déclinaison grise d’un projet purement technocratique ou l’application scolaire d’une motion de congrès. Jeune dans un système à bout de souffle, dynamique dans un gouvernement sans ressorts, optimiste dans un pays pétochard, ouvert dans un système clos, innovant dans une gauche de rentiers, Emmanuel Macron semblait ainsi en mesure d’incarner sinon l’avenir immédiat, du moins un avenir possible, à contre-courant sans être à contre-temps.

Là était sa vraie force de propulsion. Elle reposait, pour l’essentiel, sur une manière d’identification entre d’un côté l’ambition d’un homme étranger aux règles et au calendrier du milieu et, de l’autre, l’espoir d’une opinion avide d’un changement qui ne soit pas rafistolage ou simple restauration. Alors que l’action politique est, pour longtemps, déconsidérée dans ses ressorts les plus intimes, Emmanuel Macron pouvait nourrir l’espoir de grandir à l’écart sans être repoussé aux marges. Il pouvait imaginer être, demain, l’un des rares, à gauche, qui puisse survivre à la décomposition en cours sans être éclaboussé par les soubresauts de la crise terminale.

Pour le dire autrement, son âge lui permettait d’attendre sans que l’opinion voit dans cette position de retrait autre chose d’une forme de patience désintéressée ou de sagesse précoce. Or c’est ce positionnement que l’idée de la fusée, une fois encore, vient percuter de plein fouet. Le talon d’Achille du rénovateur est toujours le même. Il arrive un moment où ce dernier semble ne plus croire à ce qu’il a toujours prétendu. Un peu comme s’il venait brûler sa réputation au feu de sa popularité sondagière. Miroir, mon bon miroir, de Narcisse à Blanche neige ou Macron, ce sont les mêmes réflexes, les mêmes complexes aussi.

Le processus est invariable. Le rénovateur pointait du doigt un système à l’agonie et voilà qu’on le découvre en train d’en revendiquer le contrôle immédiat. Il décrivait un monde vide de sens et voilà qu’il en exige sa part. Il dénonçait des pratiques d’un âge révolu et voilà qu’il en reproduit les figures de styles les plus avérées. Avec, à la clé, un effet potentiellement déflagrateur tant la rupture de style est brutale aux yeux d’une l’opinion à laquelle on avait promis de l’altruisme cool avant de lui servir du nombrilisme pressé.

Le plus curieux avec Emmanuel Macron est qu’il semblait, jusqu’à une époque récente, avoir compris mieux que beaucoup d’autres avant lui les lois non écrites de son positionnement. Candidat à rien donc sans obligations, seul et donc libre de ses mouvements, indépendant et donc soumis à aucune église, il pouvait expliquer que, dans la mise en pratique de son projet, il avait les moyens de choisir à sa guise des formes d’intervention qui ne reproduisent pas les schémas classiques du grand jeu politique. À ceux qui lui expliquaient qu’un jour ou l’autre, il lui faudrait choisir sauf à rester en l’air, il pouvait même répondre que rien ne l’obligeait à abattre ses cartes tant que le paysage de l’après 2017 ne se serait pas éclairci davantage. Rien, strictement rien, ne le contraignait donc à bouger d’ici là. Sans même employer de grand mots – sens de l’État, rigueur intellectuelle… – son intérêt bien compris était dans une forme de discrétion loyale et laborieuse.

Or ce n’est pas un petit pas que vient de faire Emmanuel Macron. L’Obs n’invente rien en décrivant par le détail les modalités pratiques de sa nouvelle stratégie et les réseaux que celle-ci mobilise. Selon la formule consacrée, lui aussi s’organise. Le ministre de l’Économie ne campe plus désormais aux portes de la politique traditionnelle. Il tenait à l’évidence à ce que cela se sache. Ce faisant, il saute à pieds joints dans ce qui en constitue le cœur battant – ou tout au moins, ce qui l’en reste –, c’est à dire la présidentielle et, avant elle, la primaire qui s’imposera à gauche, dés que François Hollande aura rendu les armes.

C’est d’ailleurs l’hypothèse désormais crédible du renoncement de l’actuel Président qui, en créant un vide, vient d’installer, par voie d’aspiration, Emmanuel Macron dans un nouveau rôle qui lui fait perdre tout ce qui, jusque là, faisait son originalité et, partant, sa force de séduction auprès de larges secteurs de l’opinion. Dans pareil processus, il n’est pas le premier à abandonner, du jour au lendemain, les attributs réels de la rénovation tels qu’il les avait lui même établis. Et après tout, pourquoi pas.

Emmanuel Macron vient de défroquer. Peut-être a-t-il bien fait, vu ce que l’on sait désormais de ses faibles capacités de résistance face aux lois du désir. La patience n’était manifestement pas sa qualité première. Comme Bruno Le Maire, son frère jumeau de la droite, il a «envie, très envie». Le voilà engagé sur un chemin dont il rêvait sans doute de longue date. En politique aussi, l’occasion fait le larron. L’occasion était là. Il l’a saisi au passage. Ce mouvement est trop brusque, trop net, trop en contradiction avec la posture qui avait été la sienne depuis quelques années, pour être susceptible, en tous cas, du moindre retour en arrière.

D’autant que pour avancer, Emmanuel Macron s’est appuyé sur des forces politiques et intellectuelles qui feront désormais tout ce qui est en leur pouvoir pour qu’il aille au bout de ses nouvelles aventures. Beaucoup d’entre elles n’en sont pas à leur coup d’essai. Comme tous les courants naissants, celui d’Emmanuel Macron aimante, pour l’instant, les figures disparates d’une petite gauche d’autant plus disponible que ses anciens champions ont mordu la poussière et que ses rêves de succès n’ont jamais été vraiment satisfaits.

Grâce à cette nouvelle expérience, on peut d’ailleurs faire le constat que le rénovateur de gauche, lorsqu’il saute le pas, entraîne toujours dans son sillage les enfants perdus que ses prédécesseurs avaient abandonnés dans les fossés de la politique. Pour faire court, il y a, de la fondation Saint-Simon aux Gracques, un fil qui, lui, ne s’est jamais rompu. Mais c’est une autre histoire…

Celle qui commence aujourd’hui est-elle susceptible d’un autre destin ? Dans un système politique déglingué, il est probable qu’Emmanuel Macron a fini par faire le calcul que le projet dont il se sent porteur était suffisamment puissant pour que les obstacles qui se dressaient hier sur sa route puissent être désormais contournés ou vaincus. Le rénovateur d’hier se heurtait à des forces, partisanes notamment, qui sont aujourd’hui en loques et qui ne méritent plus qu’on mobilise contre elles une opinion qui, au fond, s’en fout. Ceci explique sans doute cela.

Mais en même temps, un système même déglingué reste régi par des lois implicites qui s’imposent à tous ceux qui veulent en être les acteurs. Emmanuel Macron, si l’on comprend bien sa nouvelle stratégie, veut peser dans la guerre de succession de François Hollande. Il entend avoir une place et un rôle. Ce qui prouve qu’à ses yeux, celle-ci peut être autre chose qu’une bataille de rue tout juste bonne à laisser des cadavres sur le pavé. C’est un pari sympathique et audacieux qui soulève une série de questions qui ne manqueront de faire turbuler la fusée dès qu’elle aura quitté son aire de lancement.

La première est éminemment pratique. Emmanuel Macron, c’est aujourd’hui une vision de la réforme nécessaire dans un pays ouvert à l’expression des talents. Peut-il être demain le candidat d’une nouvelle gauche sans être porteur d’un projet global et détaillé qui sorte du seul champs économique et social ? À l’évidence, non. Mais alors comment compte-t-il pouvoir bâtir ce projet tout en restant ministre dans un gouvernement dirigé par Manuel Valls et inspiré par François Hollande alors que l’un sera demain l’un des ses concurrents principaux et l’autre l’incarnation d’un échec qu’il s’agira de surmonter ?

Comme tous les concurrents potentiels de la primaire qui s’annonce à gauche, Emmanuel Macron va devoir s’autonomiser pour mieux pouvoir se distinguer. C’est un exercice qui n’est guère compatible avec sa présence au gouvernement. Le ministre de l’Économie n’est pas encore en piste que déjà, il se trouve contraint à des jeux tactiques qui, avec le temps, risquent de devenir ingérables.

Quand Emmanuel Macron demande benoîtement une plus grande concertation sur des aspects du projet El Kohmri sortis pourtant tout droit de ses bureaux – le plafonnement notamment des indemnités prud’homales – cela fait tousser. Quand il s’aventure, sans grand esprit de responsabilité, sur la question de l’accueil des réfugiés qui souhaitent rejoindre la Grande Bretagne, cela fait grogner jusqu’à son ancien complice de l’Intérieur. Quand il fait comprendre que la déchéance n’entre pas dans ses catégories, c’est l’Élysée enfin qui s’étrangle. Le danger pour Emmanuel Macron est devenir à ce rythme non plus une force originale de débat mais un élément de perturbation, façon Montebourg à l’ancienne, sans autre effet que la perte d’un pan supplémentaire de sa réputation.

La seconde question que pose la décollage d’Emmanuel Macron est d’une nature plus spéculative. Vers quelle planète, cette fusée-là compte-t-elle se diriger ? Tout indique aujourd’hui qu’en dépit des rumeurs, François Hollande n’a pas aucune envie de se séparer de son Premier ministre et que s’il devait le faire, ça serait contraint et forcé. Tout indique, par ailleurs, que s’il ne se représente pas, le match de la primaire se jouera entre Manuel Valls et Arnaud Montebourg, puisque Martine Aubry a décidé de se faire porter pâle et qu’on imagine mal qu’elle se puisse se ranger sous la bannière d’un quelconque représentant du social-libéralisme. Tout indique enfin que les chances d’élection d’un candidat de gauche en 2017 sont désormais infinitésimales.

Dans ce contexte, quel peut-être le rôle efficace d’un homme, tel Emmanuel Macron, sachant que, dans la meilleure des hypothèses, sa place sera, demain, celle d’un acteur prometteur mais quand même secondaire au sein d’une gauche éclatée et promise à une longue cure d’opposition ? Décoller, c’est bien. Trouver son orbite, c’est mieux. Ne pas tourner ad vitam æternam autour de la Terre, cela reste quand même l’objectif.

Désormais installé sur sa rampe de lancement, Emmanuel Macron doit prouver qu’il n’est pas une simple fusée d’artifice comme on en tire les soirs de fêtes afin d’émerveiller petits et grands. Au delà du rendez-vous de la prochaine présidentielle, il lui faut donc inventer une suite à sa carrière qui passe logiquement par l’acquisition d’un mandat électif – lequel, où et comment, surtout si 2017 est le désastre annoncé – et par la structuration d’une force durable – au sein du PS ? À gauche ? En appoint d’une droite civilisée ? – capable de faire vivre son projet et ses ambitions. Tout cela exige bien sûr de la détermination mais aussi de l’imagination créatrice dans un cadre qui ne s’y prête guère. C’est l’éternel problème des rénovateurs auto-proclamés lorsqu’ils passent du registre de la séduction à celui de la conquête.