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L’Europe de Delors n’est pas pour demain

L’Europe de Delors n’est pas pour demain

La crise grecque a fait bouger les lignes en Europe. C’est toujours après coup que les mouvements de cette nature se manifestent. A chaud, les acteurs de la partie ont su établir, comme tout à chacun, un diagnostic lucide. Sans cette affaire, les droites européennes ont su imposer leur loi : celle d’une austérité accrue dans le cadre d’une Union inchangée. La gauche sociale-démocrate, dans sa version française, a su ménager les formes – mais elles seules ! – en accompagnant une reddition grecque qui lui évite l’humiliation d’une expulsion de la zone euro, sans guère d’espoir de retour. Enfin la gauche radicale, celle qu’on appelle parfois la gauche de la gauche, a subi une défaite historique que les votes du Parlement d’Athènes viennent illustrer désormais chaque jour, alors que l’extrême droite populiste reprend, sans y changer grand chose, son éternel credo anti-européen.

À partir de là, vue l’ampleur du choc, comment ces forces politiques peuvent-elles s’adapter ou même changer de stratégie afin de préserver leurs positions ou sortir de l’impasse dans laquelle elles se sont laissées enfermer ? C’est l’avenir de l’Union qui se joue dans cette nouvelle partie. Étant entendu que le risque pour les vainqueurs – ou supposés tels – est de rester conservateurs alors que celui des vaincus est de ne pas savoir trouver les voies d’un changement en Europe qui n’attente pas, une fois encore, aux valeurs qu’ils se prétendent les garants.

Dans cette revue de détail, c’est la gauche de la gauche qui est contraint aux révisions les plus déchirantes. Celles-ci s’expriment, pour le moment, dans des cercles purement intellectuels. Nul doute pourtant qu’elles viennent bientôt s’inviter dans les débats plus spécifiquement politiques. Cette gauche-là voulait modifier les règles de fonctionnement de la zone euro. Elle faisait le pari que la pression des peuples était en mesure d’enclencher de nouvelles dynamiques supposées progressistes. Elle a misé sur l’expérience grecque comme sur une sorte d’avant-garde éclairée capable d’ouvrir la voie à des inflexions décisives. Or c’est ce projet qui a volé en éclat lors du sommet européen des 12 et 13 juillet dernier.

Cette gauche de la gauche découvre aujourd’hui qu’elle est naturellement impuissante dès lors qu’elle se fixe comme objectif son maintien dans la zone euro. Ce cadre-là qui est, quoiqu’elle en dise, celui de la démocratie européenne telle que les traités l’ont établie, l’oblige à des concessions qu’elle ne peut assumer qu’en trahissant le mandat de ses électeurs. Alexis Tsipras, de ce point de vue, est devenu archétypal. Cet apostat vient de loin. À partir du moment où la gauche manière Syriza, avec le soutien du peuple grec, faisait, de longue date, de son appartenance à la zone euro un objectif central, quels moyens de pression avait-elle pour faire bouger les lignes ? A-t-on jamais vu un débiteur, quelles que soient ses options idéologiques, obliger ses créanciers à accepter des compromis qui ne soient pas, au delà des apparences, des reculs ou même des retraites.

Le défi qui s’impose à cette gauche de la gauche est de taille. Il la laisse pour l’instant dans l’expectative. On le comprend aisément. Elle s’est constamment prévalue du soutien des peuples européens. Or ceux-ci n’entendent pas rompre avec la zone euro. Elle a fait de la lutte contre l’austérité son combat central. Or le sortie de l’euro imposerait à ceux qui la choisirait demain, au nom d’une souveraineté intacte, une purge encore plus forte que celle qu’elle refuse aujourd’hui. Comme on dit aux échecs, la gauche de la gauche, en Europe, est pat. Soit elle trahit son programme, soit elle tord le bras des peuples dont elle se réclame. Soit elle se déshonore, soit elle meurt.

Son drame est de n’ouvrir, pour seule alternative, que le chemin qu’explore, depuis plusieurs décennies, les extrêmes-droites populistes. C’est à dire le retour à des logiques purement nationalistes. On se trompe, d’ailleurs, quand on dresse le portait d’une Europe soumise au seul mouvement de ces gauches alternatives. Syriza – ou ce qu’il en reste – comme Podemos en Espagne, est l’expression d’un combat anti-austérité désormais dans une impasse politique. Ces forces sont marginales au regard de celles qui travaillent la France, avec le FN, et que l’on retrouve, sous une forme comparable, aux Pays Bas, en Finlande, en Pologne ou en Hongrie. La crise grecque, en mettant en lumière, toutes les contradictions d’une gauche alternative, simplifie la donne politique en Europe au seul profit de forces politiques qui avaient déjà le vent en poupe et qui sont celles, précisément, d’un pur repli identitaire.

Pour la gauche sociale-démocrate, le défi, pour être d’une nature différente, n’en est pas moins de taille. Si elle se bat, c’est le dos au mur. Si elle résiste, c’est en multipliant les concessions. Dans la crise grecque, elle a tout accepté pourvu que les formes soient respectées. Mince consolation… Au nom de la France, François Hollande s’est posé comme un bouclier. Il peut dire aujourd’hui qu’il a limité les dégâts mais, en même temps, comment ne pas voir que ses partenaires, ceux en tous cas qui se prévalent du même courant de pensée, étaient, à l’image du SPD allemand, sur une ligne que les conservateurs européens n’auraient guère renié. Pour cette gauche sociale-démocrate dont la France se veut l’avant-garde, toute la question est désormais ne ne plus se laisser enfermer dans un débat dont elle ne maîtrise ni les enjeux, ni même les conclusions.

D’où les propositions, faites par François Hollande, d’une intégration accrue de la zone euro. Reprendre, vingt ans après, les idées de Jacques Delors, montre, à soit seul, combien cette bataille-là est devenue hasardeuse. La logique qui sous-tend la politique du président français renvoie à un diagnostic largement partagé en Europe. Soit un véritable gouvernement de la zone euro, avec un Parlement chargé de contrôler son budget, soit un éclatement inéluctable de la dite zone au prise à des intérêts économiques trop divergents pour être durables et soumis surtout à des revendications populaires trop puissantes pour ne pas conduire, un jour ou l’autre, à la désintégration annoncée. Sur le papier, tout cela est cohérent. En pratique, tout cela exige des clarifications, dans l’urgence, dont la gauche sociale-démocrate est évidemment incapable.

C’est qu’elle travaille d’abord dans l’urgence alors que le calendrier de l’Union n’est guère propice à des avancées de ce genre qui ne peuvent être le fruit que de négociations lentes et compliquées. 2016 sera l’année du référendum britannique. L’année suivante celle des élections dans les deux pays sans lesquelles l’Europe ne peut avancer : la France puis l’Allemagne. Tout cela n’est guère faite pour favoriser l’union ou même le compromis. Enfin et surtout, la définition d’une zone euro dotée d’un gouvernement digne de ce nom, capable, sous contrôle parlementaire, de favoriser une intégration budgétaire et fiscale, est un projet qui, lorsqu’on le regarde de prêt, n’a pas l’évidence que certains prétendent.

Pour la gauche sociale-démocrate, construire un budget européen, c’est retrouver les chemins d’une politique conforme à ses vieilles habitudes qui sont celles de l’investissement public et de la redistribution. Mais en avançant sur cette voie, elle ne peut que se heurter à des règles de bonne gestion auxquelles les droites européennes n’ont guère l’intention de déroger. On voit bien, à la lumière de la crise grecque que celles-ci n’ont aucunement l’intention de modifier leurs objectifs quand bien même l’Union serait demain plus resserrée qu’aujourd’hui. Plus d’intégration, pour elles, ne signifie en aucun cas moins de rigueur ou d’austérité. Au contraire même et il suffit d’ailleurs pour s’en convaincre d’écouter le grand argentier allemand, Wolfang Schaüble, devenu, au dimension de l’Europe, ce que fut autrefois le duc d’Albe au XVIème siècle de l’empire espagnol.

On se trompe en imaginant que la crise grecque et les commentaires qu’elle a suscité, notamment sur l’arrogance allemande, ont modifié d’un seul iota les convictions de cette droite-là qui est à la fois européenne et convaincue que son hégémonie ne peut être durable que si elle oppose à la poussée des populistes, de gauche et surtout de droite, un front sans nulle concession.

De ce point de vue, il n’y a pas grand chose à attendre de cet après Tsipras qui dit la déroute de la gauche radicale et l’isolement des gauches sociales-démocrates en Europe. L’une est dans une impasse stratégique, l’autre est obligée à une fuite en avant dont elle ne contrôle ni le rythmes, ni les données. L’Union, au moment même où l’on célèbre le souvenir de Delors, est sur une lancée qui est précisément l’inverse de celle que celui-ci avait toujours souhaité. On peut même faire l’hypothèse que l’anniversaire de l’ancien patron de la Commission est célébré avec d’autant plus de force que l’on sait pertinemment combien ses projets sont désormais obsolètes. Ils peuvent séduire tous ceux qui ont perdu le main. Ils laissent indifférents ceux qui dictent la partie et n’ont en rien l’intention de céder un seul millimètre de leur nouvelles hégémonie.

Cet article a été publié le 27 juillet 2015 sur Challenges.fr