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Juppé dans son miroir

Juppé dans son miroir

À un an, jour pour jour, de la prochaine présidentielle, Alain Juppé s’est installé dans le rôle incontesté du favori. Quel que soit les critère retenus – popularité ou intentions de vote –, il devance ses rivaux, à droite et domine ses adversaires, à gauche et à l’extrême droite. D’autres avant lui ont déjà occupé semblable position sans pour autant être élu, au final. L’élan qui les portait lorsqu’ils étaient loin du but était sans doute trop artificiel ou trop ambigu pour résister au choc d’une campagne. Alain Juppé est-il un de ceux-là ? Son succès actuel dans les sondages, en tous cas, laisse perplexe.

Les Français, qu’ils soient de droite ou de gauche, veulent du neuf. Alain Juppé file sur ses 71 ans.

Les Français, dit-on, veulent du renouvellement. Alain Juppé est entré en politique à la fin des années soixante-dix. Il a conquis son premier mandat national en 1986. Il a été Premier ministre, il y a de cela plus de vingt ans. Il a été ministre du Budget, ministre des Affaires étrangères à deux reprises, ministre de la Défense et même, quelques semaines, ministre de l’Écologie. Il a servi sous trois Présidents. Il a été député de Paris puis de la Gironde. Il est encore maire de Bordeaux.

Les Français ne supportent plus leurs élites. Alain Juppé est normalien, agrégé de lettres classiques, énarque et Inspecteur des Finances.

Les Français n’aiment pas les hommes de parti et rêvent d’être gouvernés par des représentants issus de la société dite civile. Alain Juppé a été le patron du RPR puis le fondateur de l’UMP. Il reste l’un des principaux dirigeants des Républicains.

Les Français ne supportent plus le système qui assure à leur élus une forme d’impunité politique. Alain Juppé a échoué à Matignon et c’est son impopularité abyssale qui en 1997, a conduit la droite tout droit à la défaite que l’on sait. En 2007, il a même réussi l’exploit assez rare d’être battu aux législatives dans la foulée d’une présidentielle pourtant gagnée par son camp. Ce qui ne l’a conduit qu’à une courte traversée du désert.

Les Français, enfin, veulent des dirigeants intègres. Alain Juppé a été au cœur des différents scandales qui ont terni l’image de la capitale sous la mandature de Jacques Chirac. En 1995, il a été contraint d’abandonner dans des conditions humiliantes l’appartement que lui louait à prix d’ami la ville dont il était l’élu. En 2004, il a été condamné à un an d’inéligibilité pour prise illégale d’intérêt dans une affaire qui certes ne mettait pas en cause son honnêteté personnelle mais qui révélait l’un des mécanismes de son ascension politique dans le sillage de son mentor de l’époque.

À partir de là, de deux choses l’une. Soit les sondages se trompent lorsqu’ils placent Alain Juppé aujourd’hui au pinacle. Soit les attentes des Français ne sont pas celles que l’on dit. Comment expliquer, en effet, qu’ils veuillent acheter une voiture dont ils n’aiment ni la carrosserie, ni la couleur et dont les performances – vitesse, reprise, tenue de route – ne correspondent en rien à ce qu’ils sont en droit d’attendre. A-t-on jamais vu un choix aussi paradoxal ?

La clé du mystère n’est peut-être pas là où l’on pense. Avant d’élire un Président, les Français vont sélectionner un candidat. La primaire n’est pas une élection mais une sélection. Or dans le cheptel de la droite, personne aujourd’hui ne peut revendiquer toutes les qualités requises pour s’imposer naturellement. Nicolas Sarkozy est un cheval de retour. Bruno Le Maire est un peu tendre. François Fillon est un peu court. Les autres candidats potentiels ne sont que des comparses dont il n’est pas nécessaire de dresser la liste des défauts.

La France penche à droite. Elle rêve d’alternance et donc de changement. Pour cela, elle attend de son futur champion qu’il soit un vainqueur en puissance. Résultat : les sondages nourrissent les sondages. Plus Alain Juppé apparaît comme le favori de la compétition, plus il s’impose comme celui qui doit en être l’acteur principal. Ce système tourne en boucle. Ce qui ne veut pas dire qu’il soit fragile. Bien au contraire. La primaire a changé la règle du jeu de la présidentielle. Elle promeut non pas un candidat mais une réputation.

En ce sens, elle ne fait pas dans le détail. Les candidats qui sont aujourd’hui sur la ligne de départ ont des atouts et des handicaps qui finissent par s’équilibrer. Pour l’opinion – celle, du moins qui s’intéresse à ce processus de sélection – Alain Juppé appartient à la même famille que ses concurrents potentiels. Il y a entre eux des nuances qui tiennent à leur caractère, à leur parcours, à leurs ambitions.

Tous n’ont pas la même conception du changement attendu. Mais tous sont perçus comme de droite. Ils participent à une compétition qui les amène à vouloir se différencier alors que pour les électeurs de leur camp, ils se ressemblent bien plus qu’ils ne le croient eux-mêmes. C’est la chance d’Alain Juppé. Il n’est pas sans défauts, c’est le moins qu’on puisse dire, mais la somme de ceux-ci le place néanmoins au cœur de la droite, celle qui veut gagner d’abord et avant tout.

Jacques Pilhan qui, pour avoir fait deux Présidents à la suite – François Mitterrand et Jacques Chirac – parlait en connaissance de cause, avait observé ce phénomène bien avant que la mécanique des primaires ne vienne changer les règles de la présidentielle. «L’opinion, disait-il, change d’elle-même, l’image du candidat qu’elle entend promouvoir». Il décrivait, se faisant, un curieux processus qui fait du favori ce qu’il prétend être. C’est-à-dire… un favori et du même coup, un candidat performant.

François Mitterrand, avant 1981, était jugé vieux. Il est devenu sage. On le disait usé. Il est devenu tenace. On le disait abstrait. Il est devenu visionnaire. On le disait lointain. Il est devenu à la hauteur. Et ainsi de suite avec le résultat que l’on sait. Quinze ans, plus tard, Jacques Chirac, ce prétendu looser, a vécu pareille transmutation. Ce qui avait alors conforté Jacques Pilhan dans l’idée selon laquelle, dans toute compétition et, à fortiori, dans une présidentielle, gagner, c’est être d’abord être perçu comme un gagnant en puissance dont l’opinion admet, intuitivement, que son tour est venu, quitte à retourner en sa faveur tous les traits d’image dont il était porteur.

«Chaque homme, précisait-il volontiers, porte en lui six ou sept visages différents. L’art de la communication n’est pas de tous les monter à la fois ou même de choisir celui qui serait le vrai. C’est de trouver le bon, au moment juste car c’est toujours le plus efficace». Et si c’était là l’explication du mystère Juppé ? Il n’est pas celui que les Français espèrent. Mais, pour le moment encore, il est celui qu’ils attendent.

La première version de cet article a été publiée le 6 mai 2016 sur Challenges.fr